Actualité |

Masters

Le commerce alimentaire à Tours au XVIIIème siècle : acteurs, espaces et pratiques

par Maud Villeret

 

Maud Villeret

villeret.maud@univ-nantes.fr

103 rue Bouchaud 44100 Nantes

Mémoire soutenu à l’université de Nantes en juin 2010

Localisation des manuscrits disponibles :

  • Bibliothèque spécialisée d’histoire de l’université François Rabelais de Tours

  • Archives départementales d’Indre-et-Loire

  • Archives municipales de Tours.

Commerce : on entend par ce mot, dans le sens général, une communication réciproque 1

La définition tirée de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert éclaire l’approche suivie au cours de nos recherches. Etudier le commerce alimentaire ne se résume pas à dresser des courbes de prix et d’approvisionnement, mais plutôt à étudier les modalités d’un échange entre des individus. A travers une approche économique et matérielle de la ville de l’Ancien Régime, différentes histoires se sont ouvertes à nous. L’histoire sociale tout d’abord, car au sein du commerce alimentaire coexistent différents groupes d’acteurs dont les liens sont tissés avec les fils de la solidarité ou du conflit. L’histoire des mentalités ensuite, car étudier l’alimentation sous l’Ancien Régime c’est approcher la peur, la peur de manquer, mais aussi la peur de s’empoisonner et toutes ces peurs entraînent des réactions variées : l’émeute, l’auto-surveillance. L’histoire du droit et de la criminalité enfin, car le commerce alimentaire est fait de règles, de normes et de fraudes, d’écarts à la norme2.   

Nous avons choisi d’étudier le commerce alimentaire d’une ville moyenne, Tours, sur l’ensemble du 18ème siècle afin de mieux percevoir les déplacements géographiques des lieux marchands au sein de la ville. Notre choix s’est porté sur une localité qui regroupe en son sein des métiers jurés et des métiers libres.

Le petit commerce : une historiographie restreinte

S’il existe de multiples études sur les corporations de bouche en particulier, les recherches plus globales sont peu nombreuses. Le petit commerce dans son ensemble a été délaissé par l’historiographie au profit d’études jugées plus prestigieuses sur le grand commerce international. Ses acteurs sont eux aussi négligés, F-J Ruggiu dans son dernier ouvrage s’est étonné du vide historiographique qui touche la catégorie des artisans et des marchands en France, alors même qu’outre-manche, la middling sort est un sujet de prédilection pour les historiens modernistes3. Récemment, dans ce désert historiographique, l’ouvrage collectif La boutique et la ville4 et l’habilitation à diriger des recherches non encore publiée de Natacha Coquery sur la boutique parisienne au XVIIIe siècle5 ont tenté de remettre le petit commerce au cœur des réflexions des historiens français.

Plus le domaine de recherche est banal, ancré dans la vie quotidienne, plus il a été délaissé par les historiens, a fortiori pour le secteur alimentaire en partie délaissé ou étudié par le biais des archives de métier, à travers le prisme déformant de l’organisation corporative. Ces dernières années  quelques travaux majeurs ont vu le jour, comme ceux de Madeleine Ferrières sur les peurs alimentaires1 et celui de Reynald Abad2. Steven Kaplan3 a, le premier, étudié un secteur majeur de l’alimentation dans sa globalité (c’est-à-dire une recherche sur l’intégralité du circuit commercial, de l’approvisionnement à la distribution, mais aussi une étude de ses différents acteurs). Enfin, la récente thèse d’Anne Montenach sur le commerce alimentaire à Lyon4 a beaucoup stimulé nos recherches et nous a ouvert des pistes de réflexion sur la caractéristique première du secteur : la multiplicité des acteurs et des espaces qu’ils occupent.

Les archives de police, une source privilégiée

Afin de mener à bien cette étude et d’en saisir les multiples facettes nous avons choisi d’utiliser deux types de sources. Les archives judiciaires, et plus particulièrement celles du lieutenant de police, constituent le fondement de l’étude. Nous avons trouvé dans ces fonds une grande diversité d’actes (plusieurs centaines ont été dépouillés) : procès verbaux, règlements, interrogatoires ou encore tournées d’inspection. Ces documents portent sur tous les acteurs du commerce alimentaire : ils ont permis d’approcher les marchands moins visibles que les maîtres jurés, comme les forains ou  les revendeurs extérieurs au cadre corporatif. D’autres sources plus sociales ont été mobilisées : près de 80 inventaires après décès ont fourni une multitude d’informations sur l’environnement matériel des commerçants de Tours, privé ou professionnel, une centaine de contrats de mariage ont été dépouillés et plus de deux cents individus ont été recherchés dans les registres paroissiaux.

Un fil conducteur : la variation d’échelle

Nous avons souhaité allier deux méthodes : l’une quantitative et l’autre qualitative. Grâce à l’étude des inventaires, les niveaux de richesse des commerçants alimentaires ont été évalués. Nous avons adopté une approche sérielle des archives judiciaires en dépouillant 84 procès verbaux pour fraude dressés au cours du 18e siècle. Parallèlement, ces mêmes sources nous ont permis de suivre des parcours singuliers, des destins d’hommes, de femmes et de leurs familles, seul moyen pour nous d’approcher les individus dans leur complexité et dans leur vérité, en s’éloignant d’un homme moyen et en se rapprochant de la notion d’Edoardo Grendi « l’exceptionnel normal »5. Ce travail résulte d’une tension permanente entre deux approches opposées l’une à l’autre par l’historiographie et porte le projet (sans doute déraisonnable) de les réconcilier. Cette appréhension de l’histoire doit beaucoup à la lecture de Jacques Revel ; fervent défenseur de la variation d’échelle, il rappelle qu’aucun niveau d’analyse (qu’il soit micro ou macro) n’a de suprématie sur l’autre6. Seule la combinaison des deux échelles, l’aller-retour incessant entre elles, permettent d’appréhender le feuilleté du social et donc sa complexité. Dans notre étude, les individus ne sont pas isolés de leur groupe social, la micro-histoire a trop tendance à minimiser l’importance du groupe voire à affirmer que le niveau macro se construit grâce au micro, à l’individu1. La société du XVIIIe siècle est très hiérarchisée, un individu s’identifie et se pense comme appartenant à un groupe et, dans l’étude présente, à un métier2. Affirmer cela ne revient pas à nier toute stratégie individuelle : si un individu appartient bien à une catégorie, il ne se résume pas non plus à elle. Il agit selon ses propres choix au sein d’un groupe ; il peut ainsi se conformer aux normes de ce dernier ou bien au contraire s’en écarter.

Le sujet étant vaste, certains points ont délibérément été mis de côté. Les circuits de l’approvisionnement en amont de l’échange commercial au sein de la ville sont peu traités : ce thème a déjà été bien défriché par Brigitte Maillard3. Nous nous sommes concentrée sur l’échange alimentaire dans l’enceinte de la ville, avec à l’esprit une question principale : comment le commerce alimentaire malgré son manque d’unité (des acteurs pluriels, des lieux de vente multiformes) est-il régulé, par quelles autorités et dans quelle mesure la politique d’approvisionnement de la ville est-elle couronnée de succès ?

Un commerce aux visages pluriels

Nos travaux ont démontré le regard ambigu porté sur les espaces commerçants. Les commerces collectifs (boucheries et poissonneries) sont rejetés hors les murs en raison de leurs nuisances. A l’inverse, marchés et boutiques sont des moteurs d’entraînement économique, ils suscitent la convoitise des quartiers qui en sont dépourvus. Leur localisation n’est pas uniforme dans l’espace urbain : les commerces de luxe (confiseries, pâtisseries) se regroupent dans les quartiers les plus aisés au plus près de leur clientèle, les boulangeries, boutiques de proximité par excellence sont disséminées dans toute la ville et les activités polluantes situées dans les quartiers périphériques souvent pauvres. La localisation des boutiques et marchés est remarquable par sa grande permanence dans le temps, fruit d’un héritage elle n’est pas pour autant immuable. Au cours du 18ème siècle, plusieurs intendants se succèdent à Tours dont le brillant intendant Du Cluzel. Sous son intendance, la ville s’ouvre à la circulation. Une nouvelle route est tracée : la route d’Espagne qui traverse verticalement Tours du nord au sud. Les grands travaux modifient considérablement la dynamique commerciale de la ville et bouleversent la répartition des commerçants de bouche. L’implantation d’un nouveau marché donne lieu à de véritables concurrences entre quartiers qui désirent à travers lui capter les parcours des habitants.

Tout comme il n’existe pas un unique espace commerçant, il n’existe pas un seul type de marchands. Revendeurs, forains, maîtres de métiers, veuves, les commerçants se coulent difficilement dans des moules préconçus. Inutile de chercher une unité de richesses ou d’honorabilité, l’unité est ailleurs, dissimulée dans l’identité des individus, dans leur esprit de corps. Un corps qui peut connaître des conflits, des maux divers en son sein, mais qui se construit autour d’une identité commune. Cette identité trouve ses racines dans l’opposition ; ses anticorps, pour filer la métaphore, en sont le fondement. Les revendeuses de menues denrées viennent d’horizons divers mais lorsqu’elles sont menacées de déplacement par le corps de ville, elles s’unissent, font groupe pour s’y opposer. L’esprit de corps n’est pas uniforme, il est à la mesure de l’organisation qui le structure, il est donc beaucoup plus fort dans les communautés de métier. Ces dernières sont bien vivantes et ne peuvent se résumer à des coquilles vides, les réseaux professionnels et familiaux l’attestent. Ainsi 79% des 174 commerçants alimentaires établis en 1777 ont repris le métier de leur père. La stricte homogamie atteint 39% chez ces mêmes individus, le record étant détenu par les bouchers qui se marient dans 82% des cas avec une fille issue de la même profession. L’appartenance à un groupe influe directement sur les stratégies individuelles même si elle n’est pas l’unique moteur. Le métier est l’élément dominant de l’identité d’un individu, le cas de la communauté des bouchers, extrême il est vrai, en est une illustration parfaite.

Pluralité des espaces, pluralité des marchands mais aussi des rapports entre les différents acteurs de la scène marchande, nous avons été confrontée à une économie composite. L’hétérogénéité ne doit cependant pas induire en erreur et être assimilée à un cloisonnement : bien au contraire, chaque partie de ce secteur commercial est en forte interaction avec les autres, le marché ne se développe pas sans ses voisines les boutiques, les boutiquiers ne prospèrent pas sans l’apport des forains. D’où l’intérêt d’une histoire sociale qui s’intéresse à la fois aux relations entre les différents groupes et entre les différents acteurs. Les deux échelles, les deux niveaux d’analyse, sont indissociables.

Un commerce sous surveillance

La multiplicité des espaces et des acteurs impose une surveillance pointilleuse des échanges commerciaux dans un secteur aussi vital pour la population. L’ensemble des acteurs participent au contrôle du commerce alimentaire, qu’ils soient marchands, clients ou commissaires de police, tous vérifient avec zèle les agissements de chacun. Les réglementations sont strictes et leur diversité semble en mesure de prévenir tous les abus : les temps, les espaces, les pratiques commerciales sont réglementées. Les tentatives d’accaparement de marchandises sont les plus surveillées afin d’éviter les émotions populaires. Les métiers de bouche assurent un véritable service public : bouchers, poissonniers et boulangers doivent avoir des étaux suffisamment garnis pour satisfaire la clientèle. Les prix de nombreux aliments sont fixés ce qui donne lieu à des querelles interminables entre les autorités de police et les marchands qui contreviennent volontiers à ces tarifs.

La fraude : une répression modulée

Malgré l’implication très forte des forces régulatrices, le secteur de l’alimentation n’échappe pas à la fraude. Ici encore, il est inutile de chercher une unité : tous les marchands y participent, quel que soit leur sexe ou leur statut. Il est facile de basculer dans le camp des fraudeurs. Les temps interdits comme le carême, les heures de marché imposées pour éviter les accaparements sont allègrement contournés, les poids des marchandises sont  faussés et leur qualité souvent déficiente. Les pratiques frauduleuses sont multiples et les consommateurs en sont les principales victimes. Mais les sanctions infligées aux contrevenants sont sans commune mesure avec la peine réellement encourue, inscrite dans les règlements de police. Les types de sanctions sont d’une sévérité relative, proportionnelle à la nature des délits : saisie de poids faux, saisie de marchandise non réglementaire, et dans une moindre mesure, le remboursement des clients lésés. Les amendes sont rares, elles représentent 23% des sanctions relevées. Cette relative clémence démontre à quel point la gestion du secteur alimentaire est complexe.

Encadrer, surveiller, protéger le consommateur et par là même l’ordre public, sans toutefois décourager les marchands d’approvisionner la ville, telle pourrait être la devise des autorités locales. L’histoire que nous avons retracée ici est donc celle du compromis, dans la seule fin d’assurer l’ordre public qui, sous l’Ancien Régime, est encore fortement déterminé par le niveau d’approvisionnement de la population.

EHESS
Hypothèse