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Recontre autour du livre "Les grains du désordre"

Présentation de son ouvrage par Nicolas Bourguinat

À propos de : Nicolas Bourguinat, Les Grains du désordre. L'État face aux violences frumentaires dans la première moitié du XIXe siècle, Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2002, 542 p.

De ce livre, je ne retiens que les éléments les plus susceptibles d’intéresser les historiens économistes, mais je tiens à rappeler que son propos concerne, au-delà, l’histoire sociale des violences collectives et des relations peuple-pouvoirs. Il me semble possible de dégager plusieurs ordres de conclusions.

L’agriculture

La France agricole est en mutation sous la Révolution et l’Empire, d’où, à l’échelle du demi-siècle 1799-1848 des transformations conséquentes de la géographie agricole du blé :

  • rattrapage du retard des régions pauvres, aux systèmes d’assolements archaïques et aux céréales secondaires dominantes

  • nouveaux ensemencements et diffusion du blé comme culture commerciale dans les régions de l’écharpe atlantique et du Centre, jusque-là constituant le cœur de la France du blé bon marché

Il en résulte une généralisation des phénomènes spéculatifs, et des achats dirigés vers des circuits commerciaux de longue distance (d’ailleurs déjà expérimentés au XVIIIe siècle par certaines de ces régions comme le Vannetais, le Vendômois, ou les campagnes de l’Ouest ligérien). Quoi qu’en disent les observateurs et les préfets, il ne s’agit plus de ponctions exceptionnelles liées aux crises mais de ponctions régulières sur les productions locales. Parallèlement se pose le problème de la diffusion de la vigne, notamment dans l’Est et le Midi, et donc du pouvoir d’achat des vignerons, menacés par l’évolution des prix relatifs, par la fiscalité des vins et des alcools et par les contractions de leurs exportations et plus généralement de leurs débouchés. Ils forment une population plusieurs fois candidate à la protestation frumentaire au cours du demi-siècle.

La géographie des entraves et des incidents de marché s’adapte à cette nouvelle géographie agri-commerciale du blé. Une mutation spectaculaire à l’échelle du demi-siècle, qui efface plus ou moins les régions disetteuses de l’Ancien Régime (les victimes désignées de la préhension de Paris, aux franges de la seconde « couronne » d’approvisionnement de la capitale), que l’époque de la Convention girondine puis montagnarde avait confirmé dans leur position d’infériorité et dans leur malheur. Dans ce que les autorités appellent « le rayon de Paris », une géographie administrée des approvisionnements se met peu à peu en place, qui aboutit, après des difficultés surtout sensibles en 1816-1817, à un adoucissement des tensions entre la capitale et sa périphérie. La prospection et la collecte des récoltes en faveur de la capitale et de ses consommateurs sollicite désormais très régulièrement de nouvelles zones : Bretagne, Loire, Poitou, Centre, Bourgogne.

L’effet des chemins de fer et de la navigation à vapeur reste peu contestable pour expliquer la chronologie de l’intégration du marché national du blé. Après 1850, notamment, celle-ci va franchir un cap supplémentaire, qui se traduit par une reformulation des courants commerciaux entre les régions : disqualification de l’axe de la Loire au profit de la voie ferrée Orléans-Paris puis de la navigation à vapeur sur la Seine, et surtout inversion de l’axe Rhône-Saône où les blés circuleront désormais vers le nord, depuis le port de Marseille dont le rôle se renforcera, au lieu de descendre vers le midi à partir d’ « entrepôts » tels que Gray ou Auxonne. L’influence de l’environnement international est également important, à l’échelle du premier demi-siècle (croissance des importations anglaises, diffusion des blés russes en Europe de l’Ouest).

Le problème des grains

Spéculation vs. Solidarités, ainsi pourrait-on résumer le problème que la menace de raréfaction des ressources en grains et les dangers de pénurie créent au sein des communautés humaines, qu’elles soient villageoises (productrices) ou urbaines (consommatrices). Ce sont donc des pratiques sociales, qui traversent tous les groupes et toutes les hiérarchies, et dont la coexistence est finalement paradoxale. A celui qui spécule, qui vend à des boulangers ou à des marchands « étrangers », ou qui « retient » ses réserves de grains en pariant sur la hausse des cours, la violence collective adresse une mise en garde, une sorte de rappel à la discipline communautaire. Vis-à-vis des pouvoirs publics, la même violence collective fonctionne aussi comme le rappel d’une obligation de protection (niveau raisonnable des prix, garniture satisfaisante des halles) dont ceux-ci se montreraient oublieux, par négligence, par incapacité, ou par excès de rigidité idéologique (c’est à peu près l’argument d’E. P. Thompson). Les désordres et les tension constatés pendant la période et issus de ce conflit entre la liberté des acteurs sociaux et les obligations collectives (le « contrat social des subsistances » dont parle parfois Steven L. Kaplan) doivent être replacés dans le cadre des relations sociales de marché et des stratégies des différents intervenants (c’est l’objet de toute la deuxième partie du livre).

La consommation a ses stratégies, face au danger ou à la rumeur de pénurie : épargne, réserves, auto-restriction, substituts alimentaires. On peut encore les nuancer en fonction de la place du blé-froment dans l’alimentation, parfois toute relative selon le rang social et les habitudes régionales (Paris, où tout le monde mange du pain blanc, est de ce point de vue une exception à ne surtout pas généraliser). Ce qui est important, c’est que les périodes de crise provoquent la dilatation d’une frange de consommateurs dépendants du marché, tenus d’acheter, pour certains au jour le jour, pour d’autres à échéance de quelques semaines, leurs miches de pain ou leur poche de grains. Cela se décline de mille façons différentes : du petit cultivateur ayant épuisé ses provisions de précaution ou de l’ouvrier agricole dont le salaire est souvent encore partiellement versé en nature jusqu’aux employés, pensionnés et ceux qu’on appelle la « classe intermédiaire » des petites villes. L’endettement populaire est une autre conséquence de ce phénomène, qu’il se contracte auprès des boulangers (chez lesquels les « ardoises » sont très habituelles, mais qui tendent à cesser de faire crédit, en cas de crise) ou bien chez les notaires, les propriétaires, les usuriers, afin de passer le cap d’une période difficile. C’est aussi pourquoi les crises frumentaires durent bien au-delà de la phase de baisse des prix tant attendue par le public.

Mais attention, il n’y a pas d’équation ou d’équivalence entre pénurie et contestation, ni même systématiquement entre l’ampleur des fluctuations de prix et le déclenchement des violences. Le Midi, habitué à de hauts prix, s’agite peu, c’est vrai. Mais des régions comme l’Alsace, victime de hausse interannuelles de plus de 60% en 1816-1817, ne se signalent pas par une intensité ou une occurrence particulièrement élevée des incidents. Tout dépend de situations locales, des structures agri-commerciales, des types de secours qui peuvent être fournis, des traductions politiques susceptibles de relayer ou de coordonner des mécontentements isolés.

Les producteurs ont aussi leurs stratégies, mais sont soumis à différentes contraintes qui amènent à moduler ces dernières. Retenir les grains, donc différer ou retarder les ventes, dans l’anticipation de la hausse (qui joue elle-même sur les « lois » empiriquement constatées du calendrier de l’année-récolte), c’est un réflexe universel. Mais les petits producteurs n’ont guère le temps de voir venir, ils se débarrassent de leur grains trop tôt en y gagnent peu, et si leurs réserves sont maigres, ils rejoignent aisément les population des acheteurs d’occasion ou d’obligation contraints de s’en remettre au marché pour leurs provisions de blé ou de pain dès la fin de l’hiver. D’autres contraintes sont constituées par le besoin d’argent frais à la fin de l’automne ou au début de l’hiver, pour le paiement des fermages et des impôts. Ainsi les battages sont-ils, pour ceux-là, rapidement effectués à l’automne, tandis qu’ils peuvent être beaucoup plus étalés dans le temps pour les grands producteurs, gros fermiers ou propriétaires (les décimateurs et les régisseurs des chapitres et abbayes de l’Ancien Régime ont disparu, pour la période qui nous occupe). C’est à ces derniers que la spéculation permet de réaliser les meilleures affaires –même s’il y a des déconvenues pour ceux qui « retiennent » trop longtemps. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur le rôle des marchands : la pratique consistant à acheter des récoltes sur pied, « en vert », vainement combattue avant 1789, et le système des ventes sur échantillon, ont pour effet de dégarnir d’autant les marchés destinés aux petits acheteurs locaux, et d’exercer une influence inflationniste sensible dès la fin de la moisson. Elle est volontiers dénoncée comme un « accaparement » moderne…

L’État

Le livre l’étudie comme observatoire, d’abord, et aussi comme décideur, correcteur et répartiteur des ressources. Car d’une part, l’information statistique qui remonte vers le centre n’est pas partagée, de sorte qu’elle n’empêche pas que désaccords et contradictions naissent entre les ministères et l’échelon préfectoral. Sans compter que les priorités ne sont pas les mêmes, les uns plaidant plutôt pour une forme de solidarité entre les régions de la « famille France » (voire plus large, sous l’Empire), tout en gardant en tête que seule compte la tenue des prix à Paris et dans quelques grandes villes, alors que les autres sont d’abord les défenseurs d’un « patriotisme départemental » (voir la « guerre des taxes » de 1812, et sur ce point mon articles des Annales, 46 (2001)). D’autre part, quelle que soit l’adhésion proclamée à la capacité d’autorégulation du marché, l’État ne peut pas ne pas intervenir, pour des raisons de prestige et d’ordre intérieur qui valent aussi bien pour le régime impérial en pleins préparatifs de l’expédition de Russie de 1812 que pour la fragile monarchie des Bourbons de 1816). Des « bleds du Roi » de l’Ancien régime jusqu’aux marchés répartis par le Conseil (ou la Commission) des subsistances et au stockage de précaution de la Réserve de Paris, cette position d’arbitrage est périlleuse, tant le public a tendance à se méfier d’un souverain qui se ferait « marchand de blé », et pourtant nécessaire. Les pouvoirs qui ne sont pas exactement l’État central mais qui renvoient à lui, notamment ceux des préfets et des municipalités, sont pareillement interpellés par le peuple des consommateurs, et disposent d’une certaine gamme d’interventions possibles : souscriptions des riches citadins en faveur d’achats de blés à l’extérieur, « chargement » des marchés sur lesquels ont vend en dessous du cours pour forcer la baisse, et divers dispositifs d’assistance. Et n’évoquons même pas les politiques de la taxe du pain, censées retarder l’empreinte de la hausse du cours des blés et farines sur la consommation courante des citadins : modulée selon les catégories de consommateurs, répartissant le financement de la subvention bénéficiant aux achats des pauvres sur la consommation des riches, elle reste pendant toute la période un instrument important, quoiqu’offrant dans la pratique une marge de manœuvre fort mince, car les boulangers ne sont pas prêts à se laisser transformer en « cuiseurs publics » et les finances locales n’offrent pas tant de ressources que cela.

Il y aurait enfin à dire sur la politique de l’État vis-à-vis des professions du circuit blé-pain, où il est clair que même encore dans les années 1840 et le moment Guizot, l’État ne saurait concevoir qu’une liberté limitée et dirigée. D’où la promotion, depuis les enquêtes de l’Empire, de la concentration des opérateurs commerciaux (pour mieux les superviser et les habituer à travailler avec les pouvoirs publics), d’où l’encouragement aux améliorations techniques du stockage (l’ensilage souterrain par exemple) et aux gains de productivité dans la meunerie et plus généralement aux circuits, supposés plus souples et moins sensibles aux fluctuations, du commerce des farines. D’où enfinle régime de la liberté surveillée consenti à la boulangerie, où Napoléon a reconstitué à Paris puis en province des communautés de métier déguisées, et qui reste contrainte sur plusieurs plans (limitation de l’accès à la profession, stockage de précaution, déclarations et contrôles).

Ma thèse, c’est finalement que les stratégies et les attitudes de l’État vis-à-vis du libre marché retrouvent, par-delà la Révolution les mêmes questionnements qui couraient depuis les années 1750 (Richard Cobb distinguait les « interventionnistes », les physiocrates et libéraux, et entre les deux, les « traditionalistes »). Protecteur du libre-commerce promis par la loi de prairial an V, l’Etat doit l’être, sans doute, mais le blé est une denrée « exceptionnelle » pour laquelle la règle s’accommode volontiers de l’exception, ainsi d’ailleurs que le reconnaissaient les économistes les plus en vue de l’époque, Jean-Baptiste Say en tête. Aussi, d’après moi, doit-on rejeter la thèse défendue par Judith Miller dans Mastering the market (Londres, 1999) selon laquelle la période allant de la pré-Révolution à la Restauration serait une phase d’apprentissage, faite à la fois d’assimilation et de conversion, des valeurs du libre marché. Ni Pasquier, ni Réal, ni Decazes, ni Anglès, ni Chabrol de Volvic ne sont exactement des libéraux, et chacun tient davantage du pragmatique que de l’idéologue. L’adhésion des élites dirigeantes françaises au libre marché est toujours traversée d’une ambiguïté constitutive, elle est plus intellectualisée que concrètement assimilée, et elle vaut plus par les échappatoires qu’elle se ménagera que par la règle de conduite qu’elle se tracerait (et cela vaut aussi, Jean-Pierre Hirsch l’a montré, dans  le domaine de la législation commerciale et de l’entreprise). Elle joue (et se joue) d’une véritable dialectique entre règlement et liberté. Ainsi, lorsque Napoléon rétablit un Maximum départemental des grains, a-t-il soin de faire en sorte qu’on le voie à la fois en rupture avec le libre commerce et simultanément compatible ou contigu avec lui. C’est pourquoi je propose de parler plutôt d’un libéralisme éclairé ou tempéré, tant cela concorde avec l’ensemble des position de cette génération de serviteurs de l’Etat, mûrie sous la Révolution et l’Empire vis-à-vis de la société et du libre jeu de ses forces. Ces ambiguïtés ne seront levées, partiellement, que sous la monarchie de Juillet où  Guizot, son ministre du Commerce Cunin-Gridaine et l’ensemble de ses hauts fonctionnaires paraissent déterminés à assumer les ultimes conséquences d’une véritable neutralité de l’Etat. Comme les invitent à le faire, du reste, les prémices d’une révolution des transports, qui finira (bien davantage que les performances de l’agriculture) par apporter la sécurité alimentaire tant désirée depuis le siècle précédent.

EHESS
Hypothèse