Actualité | Thèses et habilitations
Thomas Cayet, Organiser le Travail, Organiser le Monde…
Thomas Cayet, Organiser le Travail, Organiser le Monde. Etude d’un milieu international d’organisateurs-rationalisateurs durant l’entre-deux-guerres, thèse soutenue le 28 octobre 2005, à l’Institut Universitaire Européen de Florence.
Jury : Monsieur Bo Strath, Professeur à l’Institut Universitaire Européen, directeur de thèse, Monsieur Gilles Postel-Vinay, Directeur de recherches à l’EHESS, co-directeur, Madame Victoria de Grazia, Professeur à Columbia University, Monsieur Patrick Fridenson, Directeur de recherches à l’EHESS.
En accord ou en réaction avec les travaux de Frederick Winslow Taylor, des chefs d’entreprise, des ingénieurs, mais aussi des fonctionnaires et des syndicalistes, s’interrogent durant l’entre-deux-guerres sur la manière de moderniser le processus de production. L’idée d’une « Organisation Scientifique du Travail » (OST) est alors conçue, par essence, comme universelle. C’est dans cette perspective que se constitue un milieu international d’organisateurs-rationalisateurs.
Cette thèse examine les tentatives de son institutionnalisation. L’étude des acteurs, au plus près de leurs discours, met en lumière la revendication d’une dynamique internationale de modernisation économique et sociale. L’observation d’une organisation minutieusement choisie, l’Institut International d’Organisation Scientifique du Travail, décale l’approche des politiques de rationalisation et permet d’en saisir différemment les incertitudes et les déterminations.
La mobilisation industrielle durant la Première Guerre Mondiale accélère la diffusion de ces techniques d’organisation. L’intervention de l’Etat et les expériences de coopération avec les syndicats changent surtout la nature et l’échelle des problèmes. Face à la menace révolutionnaire et au défi américain, les discours sur l’organisation sont plus nettement intégrés dans une double dialectique entre nationalisation et internationalisation, socialisation et désocialisation. L’incertitude terminologique autour des idées de « rationalisation », d’« organisation scientifique » ou de « Scientific Management» correspond à cette ambiguïté sur l’échelle et le contenu des pratiques. Sans croire naïvement aux grandes déclarations d’harmonie sociale, comment prendre au sérieux et analyser la spécificité de ce discours de modernisation ?
Son développement reflète le caractère systémique d’une pratique tayloriste élargissant idéalement son objet. Il assure un continuum idéologique de la réorganisation des ateliers à la modernisation internationale de l’économie. Aussi, cette thèse définit un objet et une méthode permettant d’envisager à la fois l’ambiguïté des discours des acteurs sur la pratique et l’institutionnalisation internationale autour de celle-ci. Cet objectif ambitieux n’est pas une prétention à l’exhaustivité. Il s’agit d’étudier de manière spécifique la dimension internationale du développement des politiques de rationalisation, non pas en recherchant une forme d’« histoire globale » mais en revendiquant ce jeu d’échelles comme intrinsèque à la problématique de l’objet.
L’étude préliminaire des congrès internationaux consacrés spécifiquement à l’OST permet d’identifier des logiques concurrentes d’institutionnalisations en marge d’organisations internationales comme le Bureau International du Travail (BIT) et la Chambre de Commerce Internationale. Elle montre l’importance stratégique du développement d’une structure particulière, l’Institut International d’Organisation Scientifique du Travail (IOST). L’étude de cette organisation permet de repérer les acteurs importants de ce milieu et légitime l’analyse du dialogue entre un nombre de personnalités relativement limité, notamment grâce à la consultation des archives du BIT et le croisement de correspondances des deux côtés de l’Atlantique. Dans une perspective d’« histoire croisée », cet Institut est le point de rencontre de ce que l’on pourrait définir comme des « histoires connectées ».
L’IOST est créé en 1927 par le Bureau International du Travail, une fondation américaine, le Twentieth Century Fund, et le Comité International d’Organisation Scientifique (CIOS) réunissant des comités nationaux européens. Entre Etats-Unis et Europe, représentations nationales et revendication d’une approche transnationale, la diversité de ces membres fondateurs fait de cette organisation un lieu de convergence des dissonances cognitives et des différences relationnelles caractérisant ces contacts internationaux. Son premier directeur, Paul Devinat, ne parvient pas à surmonter ces contradictions.
Cependant, soutenu en marge des institutions genevoises par le directeur du BIT, Albert Thomas, et par le président du Twentieth Century Fund, E.A. Filene, l’Institut, sous la direction de son nouveau directeur, Lyndall Urwick, réussit à incarner la volonté ambiguë d’une rationalisation générale, du niveau le plus local au plus global. En revendiquant l’indétermination d’une réorganisation systémique de la production, il pose, au niveau international, la question épineuse du lien entre « Scientific Management » et « Relations Industrielles », entre modernisation économique et coopération sociale. Son développement permet l’esquisse d’un dialogue original entre justifications managériales et revendications sociales et initie les vecteurs d’une appropriation de savoirs organisationnels. Il contribue notamment à la mise en perspective des études sur la distribution et ses techniques ainsi que les méthodes de contrôle budgétaire.
Mais cette possibilité de contacts originaux s’efface avec l’aggravation de la crise économique en Europe. L’exaltation des tensions nationalistes et des différences politiques et sociales ne permet pas la continuation de la revendication de cette position modernisatrice d’entre-deux. L’appel au devoir des « professionnels » est remplacé par la nécessité de choisir un camp. Les acteurs se réclament alors du soutien de l’Etat ou des grandes entreprises. L’ambiguïté sur le rôle de l’Etat et des syndicats ne disparaît pas complètement mais n’est plus envisagée dans la continuité de la justification idéologique des techniques de management. La fermeture de l’IOST et la disparition de la Taylor Society en 1934 symbolisent la fin d’une parenthèse fondatrice autour de l’idée d’un « Scientific Management ». Le côté étonnamment subversif d’une forme de « taylorisme social » ne constitue plus, même de manière proprement théorique, le fondement d’un mouvement de réorganisation des processus de production.
Cet évanouissement du doute taylorien sur son objet est à l’origine des discours de justification du « management moderne ». Le progressif effritement de ce compromis détermine et est déterminé par l’apparition de nouvelles approches segmentant le milieu étudié. Le « management » constitue aux Etats-unis une véritable discipline d’études grâce à la justification d’un professionnalisme des organisateurs soutenu par les ingénieurs tayloristes. Il se referme alors sur lui-même et définit au niveau international une idéologie de combat au service exclusif des entreprises. C’est le triomphe d’Elton Mayo et des approches en terme d’ « Human Relations ». Ces conceptions organicistes venues de l’anthropologie, permettent d’isoler l’entreprise comme un objet naturel d’étude, de la défendre en tant que groupe social idéalisé. Cette doctrine se construit explicitement contre un taylorisme proposant un certain au-delà de l’entreprise. L’étude de ce moment privilégié de rencontres permet donc de mieux comprendre le jeu suivant entre les acteurs et notamment l’opposition entre des formes de « Planning » et la définition d’un « General Management ».
Le déplacement d’échelle revendiqué dans cette thèse appelle des études complémentaires tant en ce qui concerne l’influence de ce milieu durant la période que l’analyse complexe de sa perpétuation dans un contexte différent. L’éventail des possibles que cette approche met en valeur invite à s’interroger sur la variété synchronique des systèmes et des modes de justification des processus de production.
Cette démarche affirme fait également ressortir la nécessité d’une analyse historique plus systématique des formes d’institutionnalisation à la marge des circuits internationaux. Dans leur fragilité et leur précarité, ils révèlent à la fois le poids des déterminations et la recherche difficile d’un entre-deux fécond. L’analyse de l’expérience de l’IOST apporte ainsi une aide pour mieux saisir les problèmes spécifiques de l’organisation du champ international.
Rubriques à consulter
- Patrice Baubeau, Les « cathédrales de papier » ou la foi dans le crédit...
- Thomas Cayet, Organiser le Travail, Organiser le Monde…
- Sophie Chauveau, Innovations et santé publique en France au XXe siècle
- Natacha Coquery, La boutique à Paris au XVIIIe siècle
- Vincent Dray, Dans les mouvements de la modernité...
- Gabriel Galvez-Behar, Pour la fortune et pour la gloire…
- Eric Godeau, La SEITA et le marché des tabacs en France métropolitaine, de 1940 à nos jours
- Jean-François Grevet, Au coeur de la révolution automobile…
- Gilles Guiheux, Les entrepreneurs privés. Genèse d'une nouvelle figure sociale en République Populaire de Chine
- Sylvain Leteux, Libéralisme et Corporatisme chez les bouchers parisiens (1776-1944)
- Nagwa A.E. Maaty, La scolarisation de l'apprentissage agricole en France…
- Corine Maitte, Mobilités et migrations, institutions et savoir-faire…
- Maguelone Nouvel, L’organisation économique et sociale de la France...
- Sébastien Richez, Le développement des Postes au XIXe siècle...
- Marie-Lucie Rossi-Gianferrari, Les ‘entreprises de culture améliorante’...
- Cyrille Sardais, Leadership et création d'institution…
- Laurent Warlouzet, Quelle Europe économique pour la France ?
- Frank Dellion, La Schappe, stratégie, réseaux familiaux...
- Catherine Vuillermot, Les groupes industriels français
- Hervé Joly, Dirigeants d'entreprise et élites économiques…
- Raphaël Morera, Les assèchements de marais en France au XVIIe siècle
- Robert Braid, Peste, prolétaires et politiques
- Catherine Verna, Entreprises des campagnes médiévales
- Jérôme Jambu, Production et circulation monétaires...
- Sophie Dubuisson-Quellier, Les protestations autour du marché
- Christelle Rabier, Les chirurgiens de Paris et de Londres, 1740–1815
- Rebeca Gomez Betancourt, Edwin Walter Kemmerer, théoricien et médecin de la monnaie
- Liliane Pérez, Invention, culture technique et entreprise entre France et Angleterre au XVIIIe siècle
- Fabrice Perron, L’économie dans le département de la Marne sous le Directoire. Crise ou mutation ?
- Marie-Emmanuelle Chessel, De la gestion à la citoyenneté. Une histoire sociale de la consommation contemporaine
- Hélène Ducourant, Du crédit à la consommation à la consommation de crédits. Autonomisation d'une activité économique
- Nicolas Hatzfeld, Les échelles du travail
- Sylvie Vabre, Roquefort Société : une industrie agro-alimentaire en Aveyron (vers 1840-1914)
- Mélanie Atrux, Histoire sociale d’un corps intermédiaire. L’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (1924-1974)
- Manuel Charpy, Le théâtre des objets. Espaces privés, culture matérielle et identité bourgeoise - Paris, 1830-1914
- Claire Leymonerie, Des formes à consommer. Pensées et pratiques du design industriel en France (1945-1980)
- Sandrine Cabanas, L'activité sandalière en Haut-Vallespir et en Basse-Soule, de l'essor à la patrimonialisation du milieu du XIXe siècle au milieu des années 1980
- Le commerce dans la croissance : le cas de la France au XVIIIe siècle
- Temps et société : les horlogers parisiens (1750-1850)
- La chimie des élégances : La parfumerie parisienne au XIXe siècle, naissance d’une industrie du luxe (1830-1914)
- Les grands négociants nantais du dernier tiers du XVIIIe siècle. Capital hérité et esprit d’entreprise (fin XVIIe - début XIXe siècle). Pour une approche sociohistorique et économique des négociants de l’élite sous l’Ancien Régime
- Une consommation aristocratique et féminine à la fin du XVIIIe siècle : Marie-Fortunée d’Este, princesse de Conti (1731-1803)