CECI n'est pas EXECUTE Mondes américains : Les grands négociants nantais du dernier tiers du XVIIIe siècle. Capital hérité et esprit d’entreprise (fin XVIIe - début XIXe siècle). Pour une approche sociohistorique et économique des négociants de l’élite sous l’Ancien Régime

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Les grands négociants nantais du dernier tiers du XVIIIe siècle. Capital hérité et esprit d’entreprise (fin XVIIe - début XIXe siècle). Pour une approche sociohistorique et économique des négociants de l’élite sous l’Ancien Régime

par Laure Pineau-Defois

L’étude menée dans le cadre de cette thèse, s’est focalisée sur un groupe de négociants-armateurs nantais exerçant son activité professionnelle entre 1763 et 1792. J’ai circonscrit mon corpus à cinq familles figurant parmi les plus importantes du négoce à la veille de la Révolution française, tant en raison de leur puissance économique que de leur prééminence sociale. Ce sont les familles Bouteiller, Chaurand, Deurbroucq, Drouin et Lincoln. Elles représentent une partie de ce que nous pouvons appeler l’élite de la société nantaise prérévolutionnaire. Ces hommes sont à la fois des négociants, c’est-à-dire versés dans le commerce des marchandises en commission et à leur ordre, des armateurs de navires mais aussi des planteurs.

Les cités portuaires de l’Ancien Régime se caractérisent par la fluidité de leurs hiérarchies sociales. Tout cela est en effet encouragé « par la capacité des activités maritimes à générer des fortunes rapides ». Observer ces formes de mobilité sociale, suppose de prendre en compte les trajectoires intergénérationnelles, afin de garder une « perspective dynamique ». C’est pourquoi j’ai opté pour une réflexion appuyée sur un groupe de personnes réduit, afin de mener le travail à l’échelle d’individus et non d’entités sociales globales. L’observation de ces exemples permet de s’interroger sur le modèle qu’ils incarnent et « amène à une réflexion sur les formes de structuration et de constitution des élites urbaines des villes littorales et, au-delà, sur une éventuelle influence sur le reste de la région ». Seule l’étude des individus à partir de leurs activités professionnelles, de leur niveau de richesse, de leur degré de pouvoir, de leur mode de vie et de pensée mais également de leur adaptation ou non aux événements révolutionnaires, nous autorise à émettre une proposition de définition sociale du groupe. L’histoire économique, qui se veut quantitative et mathématique, oublie souvent les hommes ; comme il arrive également que l’histoire sociale néglige la mesure des activités et les données conjoncturelles. C’est pourquoi il a paru intéressant de proposer, grâce à cette étude, une synthèse entre une approche sociohistorique et une approche économique.

J’ai ainsi pris pour objet d’étude des hommes et des femmes concrets et réels et dressé une analyse précise de leurs activités, de leur sociabilité, en tenant compte de leurs origines et en incluant l’étude de leur descendance. Il s’agit finalement de tenter une synthèse entre les hommes et leurs activités, et l’espace – tant géographique que relationnel – où s’inscrit leur dynamisme.

Tout d’abord l’approche sociale approfondie s’insère dans la lignée des recherches menées sur les biographies individuelles, sans bien sûr négliger les limites de la représentativité de l’individu par rapport au groupe tout entier. Le but est de donner le premier rôle aux acteurs réels, aux individus, plutôt qu’à des acteurs allégoriques, représentés par des entités comme l’État, les Négociants. J’ai souhaité en effet déconstruire cette entité collective artificielle qu’est le monde négociant, pour retrouver les individus et les relations qu’ils entretiennent : le « lien social ». Cette étude de l’élite du négoce nantais doit nécessairement être mise en contexte, c’est une étude des élites négociantes dans la société ; il est primordial de lier constamment individu et société. C’est là que la notion de « lien social » prend tout son sens et apporte une véritable réponse : elle permet l’articulation du collectif4. Car le social est fait de relations ; et la trame de la société ce sont les liens et les réseaux de relations entre les individus eux-mêmes, entre les individus et les collectivités et entre les individus et l’État. Il importe de rechercher toutes traces des hommes choisis pour notre étude afin d’en avoir une connaissance la plus précise possible. D’où viennent-ils ? Leurs origines géographiques, sociales sont-elles déterminantes quant à leurs actions et choix futurs ? Quelles relations entretient chacun de ces hommes avec ses amis, ses proches ? L’individu entrepreneur parvient-il à dépasser les codes du groupe social dans laquelle sa famille est intégrée ? Quels autres réseaux relationnels tisse-t-il ?

À la lumière de ce que l’analyse sociale a fait paraître de chaque individu et du groupe dans son ensemble, j’ai souhaité, et c’est là ma seconde ambition, pouvoir proposer une étude des pratiques professionnelles. Les hommes ont des motivations qui leur sont propres, ils sont en interaction avec leur environnement, et c’est cela qui influe également sur leurs pratiques. Ils ne sont pas seulement soumis à la conjoncture ; ils font preuves d’initiatives personnelles qui méritent d’être étudiées. Ces initiatives diffèrent selon les négociants, selon leur histoire familiale, leur formation professionnelle, leur caractère.

C’est finalement par le biais de l’histoire sociale, dans une perspective micro-historique et prosopographique, que j’ai approché l’activité économique. Ces méthodes, la microhistoire, la prosopographie, la biographie, mais également l’analyse des réseaux, renouvellent la perspective d’approche de la réalité sociale. Elles aident l’historien à s’arracher à l’emprise d’une vision étroite du groupe social, ici des négociants, fondée uniquement sur l’économique, afin de mieux comprendre au final comment ces hommes appréhendent leurs pratiques et leurs structures professionnelles ainsi que les mutations dont elles font l’objet. Toutefois, cette « histoire de près » n’empêche pas de formuler des hypothèses qui font écho aux questionnements que soulève l’étude des milieux négociants dans son ensemble. L’une des questions majeures de mon étude tourne principalement autour de l’idée de l’intégration capitalistique pour la réussite des affaires dans un espace atlantique construit à partir d’entreprises situées dans un grand port métropolitain, ici Nantes. Il convient à cet effet de considérer le port et sa zone métropolitaine, mais également l’Afrique, le marché américain ainsi que la redistribution en France et en Europe. Pour devenir puissant, l’entrepreneur doit-il nécessairement tout intégrer dans un contrôle total du circuit en mobilisant des réseaux d’affaires connectés les uns aux autres, ou peut-il se contenter de se spécialiser sur seulement un segment du circuit ? La question de la rentabilité de chaque secteur ou chaque segment est au cœur de ce travail : est-il intéressant de se spécialiser dans un secteur d’activité – comme la traite, la redistribution –, ou ne vaut-il mieux pas tout intégrer, tout faire ?

Concernant les cadres de la recherche, d’un point de vue géographique, mon travail est fortement centré sur Nantes, puisque les hommes étudiés y exercent leur activité professionnelle et y vivent. Il nous porte également vers Saint-Domingue, lieu privilégié du commerce des négociants nantais parfaitement intégrés à l’économie de plantation. D’un point de vue chronologique, les acteurs choisis exercent majoritairement leur activité professionnelle entre 1763 et 1792, entre la fin de la guerre de Sept Ans et le début des guerres révolutionnaires. La guerre de Sept Ans marque en effet un réel tournant dans la composition du groupe des négociants : soit les faillites se multiplient – forçant des hommes à se retirer du commerce –, soit la guerre impose à d’autres une restructuration de leur activité. On assiste donc à un renouveau au sein du paysage commercial à partir de 1763, non seulement à Nantes mais également dans d’autres cités portuaires. Toutefois m’inscrivant dans une démarche biographique permettant d’assurer une meilleure compréhension des attitudes individuelles, il m’a semblé primordial d’ouvrir les bornes chronologiques de l’étude. Si la réflexion autour des pratiques professionnelles des négociants du corpus est circonscrite à des dates butoirs (1763-1793) liées à des données structurelles, l’étude sociale, menée notamment sur les origines de chacune de ces familles, permet de dépasser cette chronologie. Provenant d’horizons différents, ces hommes possèdent une histoire personnelle et familiale qui influe sur leur manière d’appréhender leur activité. C’est pourquoi j’ai pris en considération le début du XVIIIe siècle voire la fin du XVIIe siècle, afin de mesurer la part héritée et la part de l’entreprise personnelle. En outre il m’a semblé nécessaire de poursuivre les investigations au-delà de 1793. Si les hommes étudiés voient leur activité professionnelle souffrir des conjonctures nationale et internationale, leur adaptation ou non aux difficultés rencontrées, se doit d’être éclairée.

La démarche observée permet tout d’abord de mettre en lumière les origines des négociants étudiés, tant géographiques, familiales qu’économiques. Le but étant ici de chercher à déterminer les contours sociaux de chacune des familles. L’ambition est également de comprendre comment l’individu entrepreneur trouve en lui et en son histoire particulière, les moyens de se lancer dans l’activité. Il importe donc de connaître les caractéristiques de l’héritage familial dont chacun des hommes étudiés bénéficie : nature du capital social, économique ou encore culturel. C’est pourquoi la première partie privilégie l’étude successive de chaque famille, juste avant l’entrée en scène du personnage majeur sur la place économique nantaise.

Une seconde partie envisage l’étude des pratiques professionnelles des négociants choisis, à la lumière de l’héritage reçu. Ces derniers sont particulièrement actifs entre 1763 et 1792. Il s’agit ici de traiter de leurs pratiques commerciales, tant d’armement que de négoce, mais également des structures financières du commerce, notamment via l’étude des sociétés structurées – générales, familiales, en commandite –, et des sociétés informelles, mises en place notamment dans le cadre du financement des armements maritimes. L’intégration de leurs activités dans un espace atlantique global constitue également un point majeur : les plus grands négociants nantais maîtrisent la chaîne commerciale coloniale, contrôlant l’approvisionnement en main d’œuvre servile, la production, le transport, puis la vente des denrées.

La troisième partie se trouve in fine consacrée aux périodes révolutionnaire et post-révolutionnaire. Il est primordial de tenir compte de cette conjoncture et des mutations qu’elle impose, autant dans les pratiques commerciales que sociales ou politiques, afin de réfléchir à la façon dont les négociants traversent, affrontent ou subissent la Révolution. Il importe alors de se pencher sur leur devenir au début du XIXe siècle.  

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