CECI n'est pas EXECUTE Mondes américains : La chimie des élégances : La parfumerie parisienne au XIXe siècle, naissance d’une industrie du luxe (1830-1914)

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La chimie des élégances : La parfumerie parisienne au XIXe siècle, naissance d’une industrie du luxe (1830-1914)

par Eugénie Briot (thèse soutenue en 2008)

eugenie.briot@wanadoo.fr

Le XIXe siècle marque à de nombreux égards une notable rupture dans l’histoire de la parfumerie française. En 1810 son commerce représente en France 1,8 millions de francs1 ; en 1900, la production s’élève à 80 millions, et en 1912, à 100 millions2. C’est l’histoire de cette croissance vertigineuse de la production et du commerce des articles de parfumerie, au sein de l’espace social parisien où se disputent les palmes de l’élégance, que nous avons souhaité étudier.

Par articles de parfumerie nous entendons l’ensemble des produits de toilette parfumés : extraits d’odeurs, mais aussi eaux et vinaigres de toilette, destinés à parfumer l’eau de la toilette, eaux de Cologne, dont l’usage est souvent thérapeutique autant qu’hygiénique, lotions, pommades, huiles pour les cheveux, poudres de riz, sachets pour les armoires, et enfin savonnettes parfumées, qui comptent pour la moitié environ des consommations.

En plaçant le critère olfactif au cœur de la définition de notre sujet, nous appréhendons le thème des techniques du corps et de la construction des apparences à une période charnière de l’histoire des sensibilités. Les travaux menés au début des années 1980 par Alain Corbin ont en effet permis d’accéder à une connaissance précise de l’imaginaire social de l’olfaction aux XVIIIe et XIXe siècles. A travers l’étude spécifique des réseaux d’images liés à l’odorat, Le miasme et la jonquille retrace les différentes étapes du lent processus de désodorisation qui aboutit au « silence olfactif » de notre environnement actuel3. Envisageant son sujet dans le cadre plus large d’une histoire globale des comportements, Alain Corbin exprime également le souhait de poser les bases de futures études : « Face à une telle étendue, le bon sens oblige aux objectifs limités ; en attendant que la multiplicité des travaux consacrés à l’histoire de la perception n’autorise une étude globale des comportements, je me propose de fournir des matériaux soigneusement étiquetés à tous les chercheurs dont les outils d’analyse permettront l’édification ultérieure d’une véritable psychohistoire. » Nous nous sommes donc proposé de faire un usage éclairé de ces « matériaux soigneusement étiquetés » en les mettant au service d’une recherche exclusivement centrée sur la seule manifestation positive, parce que créative, de cette histoire de la perception olfactive : le parfum. L’histoire de l’odorat et de l’imaginaire social des odeurs ne se substitue en effet pas à l’histoire de la parfumerie. En deçà de la grande histoire des représentations dressée par Alain Corbin, une histoire des pratiques, des normes et des modes du paraître olfactif nous semble également envisageable, exprimée par les choix que la parfumerie d’une époque soumet aux exigences de son public, et par l’accueil que celui-ci leur réserve. C’est en effet, nous semble-t-il, à l’articulation de l’acte de production et de sa réception, à la rencontre de propositions créatives et de choix de consommation que naissent les modes olfactives d’une époque. S’il n’est pas notre propos de dresser ici de façon exhaustive cette histoire des modes de la parfumerie, nous nous proposons d’en mettre en évidence les mécanismes et les facteurs de promotion.

Le développement de l’hygiène et l’extension de l’usage des produits de parfumerie à des catégories plus nombreuses de la population, magistralement étudié par Alain Corbin, mais aussi Georges Vigarello4, n’est bien sûr pas l’unique facteur de la croissance spectaculaire qui assure aux parfumeurs un chiffre d’affaires multiplié par cinquante en un siècle. L’impulsion qu’ils donnent à leur activité passe également par un facteur technique primordial, fruit d’une démarche d’innovation réfléchie et concertée, et des apports de la chimie des corps odorants. Nous avons souhaité placer cet aspect moins souvent exploré au cœur de notre recherche, pour mieux en analyser les conséquences sociales et commerciales, comme les fondements anthropologiques.

C’est donc dans le champ de l’histoire des techniques, qui n’avait jusqu’alors pas été exploré en ce qui concerne la parfumerie, et qui offrait donc des voies neuves à la recherche, que nous avons souhaité ancrer le propos de notre doctorat, en privilégiant deux traits saillants : d’une part la fabrication de matières premières nouvelles, et d’autre part l’évolution de la productivité du secteur. Mais nous avons également inscrit cet ancrage disciplinaire dans une démarche externaliste, ouverte sur d’autres éclairages. L’évolution des techniques de la parfumerie au XIXe siècle soulève en effet deux problématiques secondaires dont l’une est d’ordre social, et l’autre relève des sciences de gestion. La diffusion des produits de parfumerie qui accompagne le dynamisme du secteur redistribue les normes et les règles des élégances olfactives. Nous nous sommes donc demandé dans quelle mesure la consommation d’articles de parfumerie satisfaisait encore à l’impératif d’ostentation propre aux exigences d’un rang en un siècle de diffusion élargie de ces produits. Parallèlement, les innovations générées ou adoptées par les parfumeurs, qu’il s’agisse de méthodes d’extraction nouvelles des matières premières ou de l’utilisation de corps odorants d’origine synthétique, si elles étendent considérablement les possibilités créatives des parfumeurs, vont aussi dans le sens d’un accroissement des marges dégagées sur la vente de leurs produits dont les prix restent stables. Le passage d’une fabrication artisanale à une industrie du parfum semble ainsi s’accompagner d’un renchérissement relatif de ces articles. Comment les parfumeurs construisent-ils donc la valeur de leurs articles, dans un environnement favorable à leur dépréciation ? Ce sont les stratégies mercatiques mises en œuvre par les parfumeurs du XIXe siècle pour les positionner parmi ces produits de luxe qui triomphent à large échelle dès le Second Empire que nous nous sommes donc également attaché à examiner.

L’élargissement du marché que suggèrent les chiffres énoncés plus haut pose en effet en dernière analyse, en même temps que celle de leur diffusion sociale, la question du statut des produits de parfumerie au XIXe siècle. En termes de catégories de biens de consommations sont-ils encore, à la fin du XIXe siècle, des produits de luxe ? C’est la problématique centrale que nous nous sommes proposé d’examiner, en nous fondant sur une définition du produit de luxe dont la caractéristique serait sa désirabilité sociale, son prix de vente ajoutant à sa valeur intrinsèque la valeur symbolique dont l’imaginaire social le nimbe. Nous nous plaçons ainsi dans une perspective où la consommation de produits de luxe répond aux impératifs d’ostentation et de distinction théorisés par Thorstein Veblen et Pierre Bourdieu.

Pour répondre à cet ensemble de questionnements, nous avons privilégié la confrontation de sources complémentaires, rendant compte de la production comme de la consommation des produits de parfumerie au XIXe siècle, ainsi que des règles sociales qui les gouvernent : en regard des archives techniques, tels les traités de parfumerie (une vingtaine publiés au XIXe siècle), les rapports d’Expositions universelles, diverses revues professionnelles, le fonds des brevets de l’INPI, le fonds des établissements classés de Levallois, Saint-Denis, Pantin et Issy-les-Moulineaux, et différents inventaires issus des archives de la Seine ou des Alpes maritimes, nous avons ainsi essentiellement fait porter notre analyse sur des documents de nature commerciale (une cinquantaine de catalogues de parfumeurs, ainsi que les documents publicitaires issus d’archives de sociétés, du fonds iconographique de la bibliothèque Forney ou du riche fonds des Actualités de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris), qui nous semblaient rendre compte des choix effectifs proposés à la clientèle, sur un corpus représentatif de la littérature prescriptive et normative de l’époque (une quarantaine de manuels de savoir-vivre, et plusieurs titres de la presse féminine publiés entre 1842 et 1896, en particulier Le bon ton, Le petit messager des modes et La mode illustrée), et sur un corpus d’une cinquantaine de romans et correspondances. Sont venues s’y ajouter les archives de la maison Guerlain, qui sont les seules archives d’entreprises non versées à des fonds d’archives départementales auxquelles nous ayons pu avoir accès. On sait toutes les difficultés que pose au chercheur l’accès aux archives d’entreprise. Dans le cas de la parfumerie, elles semblent d’autant plus vives que la nécessité du secret a toujours joué pour préserver les intérêts des sociétés.

Enfin, l’analyse de sources littéraires nous a également paru particulièrement importante dans le cas d’un produit aussi immatériel que le parfum. D’un point de vue méthodologique, nous avons donc souhaité placer notre recherche dans la perspective du débat sur l’utilisation des sources littéraires en histoire. Ces sources littéraires, si elles doivent évidemment faire l’objet de certaines précautions méthodologiques de la part de l’historien – et l’on sait combien leur valeur démonstrative peut être contestée, et leurs usages illustratifs dénoncés –, permettent en effet de rendre compte des représentations que les écrivains mobilisent pour ancrer leurs personnages dans des dynamiques sociales qu’ils estiment vraisemblables, notamment dans le roman réaliste et naturaliste. C’est dans cette mesure qu’elles trouvent leur intérêt, particulièrement autour de problématiques sociales liées à la reconstitution de stratégies personnelles, en l’occurrence le choix d’un parfum.

Evanescent, fugace, difficilement saisissable, parce que les formes du passé en sont pour la plupart définitivement évanouies, le parfum fait en effet figure d’objet de recherche spécifique, dont seuls le langage et les discours qui l’entourent permettent indirectement de rendre compte. C’est la raison pour laquelle il nous a semblé nécessaire d’analyser dès le seuil de notre recherche l’imaginaire social qui fonde ces discours, afin de mettre en évidence les éléments de la construction du sens social des produits de parfumerie et la rhétorique implicite qu’elle contient, tant de la part des producteurs que de leurs consommateurs. Un imaginaire olfactif spécifique gouverne et structure en effet les représentations liées aux parfums au XIXe siècle. Sous-tendue par des systèmes symboliques complémentaires, comprenant les essences tant animales que végétales, la trame en est méticuleusement tissée par les discours des contemporains, pour former une mythologie des aromates propre au XIXe siècle, dont les parfumeurs jouent continuellement, composant avec leur symbolique comme ils composent avec leurs senteurs. Au cœur d’un réseau de représentations se fondant sur ses vertus thérapeutiques, cultuelles et érotiques, le parfum nourrit ainsi au XIXe siècle un imaginaire particulièrement riche, où se mêlent les héritages de la tradition hippocratique et galénique, de mythes antiques et bibliques, et des éléments de mythes modernes. Aux figures de Judith, Esther et Salomé, incarnations des usages érotiques du parfum, celle de Marie-Madeleine vient s’ajouter pour faire des usages profanes des senteurs un détournement de leur usage religieux, et partant les marquer du sceau du sacrilège. La mythologie des aromates propre au XIXe siècle, fondée sur le langage des fleurs comme sur des représentations liées à un symbolisme animal, place quant à elle le musc et la violette aux deux extrémités d’une gamme olfactive qui s’étend aux essences exotiques.

Ce n’est que dans une deuxième partie que nous avons développé les facteurs scientifiques et techniques de l’industrialisation du secteur de la parfumerie, qui le voit se restructurer en même temps que s’élargissent les possibilités créatives des parfumeurs. En termes d’innovation, le secteur de la parfumerie connaît comme les autres secteurs tout au long du XIXe siècle des évolutions majeures, liées à la mécanisation et à l’industrialisation de la production. Dans le cas de la parfumerie du XIXe siècle, elles peuvent concerner les procédés de traitement des matières premières ou de fabrication des produits, ou relever du produit lui-même, ne touchant de façon sensible dans ce dernier cas que son conditionnement. La figure d’Alphonse Honoré Piver apparaît par exemple comme personnellement impliquée dans le développement de matériels spécifiques à son industrie : il dépose de nombreux brevets, comme le séchoir automatique pour la fabrication des savons, qui élève à partir de 1864 la production quotidienne à 500 douzaines1, ou le saturateur rationnel permettant l’enfleurage à chaud de 800 kg de graisses par jour2. Il applique également dès 1857 à l’industrie le procédé Millon au sulfure de carbone3. L’extraction des matières premières aromatiques par les solvants volatils marque en effet l’une des innovations les plus notables de l’industrie de la parfumerie au XIXe siècle. Mais la plus significative de ces innovations, celle qui consolide de la plus sûre manière la fortune des parfumeurs, reste aussi la plus discrète, insensible du point de vue des consommateurs : les corps odorants artificiels, synthétisés dès les années 1834 et utilisés de façon significative en parfumerie à partir des années 1880, marquent un bouleversement de toute l’industrie. Ainsi, qu’il s’agisse d’adapter des matériels, de développer de nouveaux procédés, ou de faire évoluer la composition des produits, les parfumeurs du XIXe siècle, qui se tournent résolument vers la fabrication, innovent avec deux objectifs : la qualité des matières premières produites, qui est toujours mise en avant, bien qu’elle soit difficilement vérifiable, et la baisse des coûts de production.

Dans une troisième partie nous avons exposé comment les règles de l’élégance olfactive et la diffusion sociale des modes au XIXe siècle, qui tendent vers une extrême discrétion dans l’usage des parfums, confinent de manière préférentielle leur expression à la sphère de l’intimité, où ils participent à plusieurs égards de la construction de la féminité. Pour mener cette analyse, il nous a semblé nécessaire de resserrer autant que possible le champ de notre étude afin de cerner précisément les mécanismes de la société parisienne du XIXe siècle dans ses pratiques du parfum. Il nous a également semblé que circonscrire ainsi de façon stricte le champ de notre travail était la condition de la validité de la compréhension des sources, notamment littéraires, mais aussi plus largement des discours publicitaires, auxquels nous avons eu recours. C’est la raison pour laquelle nous avons restreint notre recherche au champ français, et le plus souvent spécifiquement parisien, afin de décrire au plus près ces mécanismes de la distinction.

Une dernière partie a enfin considéré les stratégies mercatiques mises en œuvre par les parfumeurs parisiens du XIXe siècle pour construire la valeur de leurs produits et les positionner parmi les objets de luxe que promeut la bonne société parisienne dès le Second Empire. Leur réussite repose en effet sur une patiente construction de l’image de la parfumerie, à tous les niveaux de la profession, tant en ce qui concerne les produits eux-mêmes que l’identité de notables des parfumeurs, ou le rayonnement de Paris à l’échelle internationale. En cela réside sans doute une autre innovation, commerciale cette fois, qui si elle n’est certainement pas propre à ce seul secteur, en constitue tout de même une réelle particularité, et qui présente ceci de remarquable qu’elle ne s’appuie plus sur les critères traditionnels de caractérisation des objets, notamment autour de la distinction du faux et du vrai.

Ces aspects propres à l’industrie de la parfumerie du XIXe siècle font directement écho à des situations de gestion actuelles, notamment dans le secteur du luxe, où valeur intrinsèque et valeur symbolique des produits sont de plus en plus fortement déconnectées, et où les problématiques de réduction des coûts se conjuguent avec celles de construction de la valeur. Ce secteur du luxe, qui a la réputation de faire reposer ses pratiques mercatiques sur des bases plus souples et plus créatives, et qui revendique pour ses marques un fort ancrage dans l’histoire et dans une tradition nous semble également en cela un champ de réflexion particulièrement pertinent. Les réponses apportées par les parfumeurs du XIXe siècle en termes de repositionnement de leurs produits ou de créativité peuvent dès lors suggérer des voies d’exploration.

Au XIXe siècle, les différentes innovations touchant les matières premières en effet, en élargissant la palette olfactive du parfumeur, en redistribuent les qualités, et font émerger en parfumerie la notion d’artificiel, problématique dans le cas de l’olfaction, où ces produits ne peuvent être identifiés comme tels par les consommateurs. L’apport des parfums artificiels à l’industrie de la parfumerie est indiscutable, notamment du point de vue de la baisse des coûts : un produit comme le musc, pour ne reprendre que cet exemple, voit son prix chuter de 1400 ou 1600 francs le kilogramme, c’est-à-dire la moitié du prix de l’or, à la veille de la synthèse de son équivalent synthétique par Baur en 1889, à 100 francs le kilogramme à partir du moment où le brevet tombe dans le domaine public1. La synthèse de corps odorants artificiels joue ainsi un rôle particulièrement déterminant dans l’essor de l’industrie et dans la démocratisation de produits désormais offerts à de nouveaux segments de consommateurs. Au siècle des colorants synthétiques, du papier mâché, du régule et du maillechort, dont l’exploitation avec goût est susceptible de faire entrer les objets dans la catégorie du demi-luxe, le cas de la parfumerie conserve cependant des spécificités. La première d’entre elle concerne la construction de la valeur des produits, qui échappe aux oppositions entre vrai et faux, naturel et synthétique, sur lesquelles est généralement fondée toute estimation de la valeur des biens. La réussite de Charles Christofle repose sur des facteurs comparables : innovation de produit, avec le couvert argenté, et innovation de procédés, avec le rachat en 1842 des brevets Ruolz de dorure électrolytique puis le développement de l’argenture et de la galvanoplastie, qui permettent d’obtenir « le même résultat pour les yeux » à moindre coût pour l’industriel, et à moindre prix pour le consommateur. Mais dans le cas de la parfumerie, rien ne permet de distinguer un parfum exclusivement composé de matières premières d’origine naturelle d’un parfum intégrant des produits artificiels. Plus particulier encore, le produit artificiel est susceptible d’ajouter à la qualité olfactive du parfum. Ainsi tandis que pour d’autres secteurs d’activité la qualification des produits articule les catégories de luxe ou de demi-luxe, et autres qualités dégradées sur la base d’une matière première de référence, la parfumerie échappe à ces classifications. Aussi l’innovation constituée par les corps odorants d’origine synthétique jouit-elle en parfumerie d’un statut ambigu. Mésestimée et même redoutée par les consommateurs, bien que célébrée par les parfumeurs, elle n’est pas médiatisée, au contraire d’autres perfectionnements, et elle fait même de leur part l’objet de déni. Loin d’être promue, elle est tue, sinon dissimulée ou niée. Et tandis qu’elles permettent à certains parfumeurs de faire le choix de la démocratisation de leurs produits à destination d’une clientèle moins aisée, certains autres maintiennent un positionnement haut de gamme de leurs créations. L’utilisation de matières premières issues de la synthèse à moindre coût ne nuit alors en rien à la consolidation de la valeur de leurs produits, dont les prix globalement ne varient pas de façon sensible entre 1850 et 1914. S’il faut renoncer à reconstituer la structure de coûts de ces articles, faute de sources suffisantes, force est de constater, en embrassant le point de vue des consommateurs, que la valeur intrinsèque de la substance parfumante qu’ils achètent à la veille de la première guerre mondiale, à prix égal, s’est sensiblement dégradée. En dehors de toutes considérations esthétiques, la valeur du produit constituée par les matières premières est considérablement moindre à partir du moment où sont utilisés des produits synthétiques, d’une puissance olfactive beaucoup plus importante que les naturels, et devenus très peu chers, tandis que la part du prix correspondant à la part de l’immatériel et du symbolique tend à s’accroître, qu’il relève des coûts de production, de distribution, de communication, de taxes à partir du moment où les produits passent l’octroi, ou de la marge générée par le parfumeur.

Cette déconnexion du prix de vente des produits de leur valeur intrinsèque les construit spécifiquement, au XIXe siècle plus encore peut-être qu’à toute autre période de leur histoire, comme des produits de luxe, si l’on se fonde sur une définition sociale de cette catégorie de produits, et invite à en repenser les critères. Essayer de définir le luxe en termes de caractéristiques des produits, qualité, rareté, cherté, etc. ne permet en effet pas de l’envisager de façon transversale aux différents secteurs, aux différentes époques, ou aux différentes conditions, auxquels il reste relatif. S’attacher à en décrire les manifestations, et en faire l’objet d’un glissement, au fil du temps, vers des modes de consommation davantage tournés vers le confort que vers le faste, ou vers l’hédonisme que vers la représentation, ne fournit pas non plus d’éléments de caractérisation transversale du phénomène. L’hédonisme, le faste, le confort en effet ne sont certainement pas absents de la consommation d’objets de luxe dans le cadre d’une société de Cour. Si la démarche permet de rendre compte de consommations et de les décrire, elle ne met pas en évidence les caractères déterminants de la consommation de luxe, qui ne semble pas résider dans des traits, qu’ils soient attachés au produit ou à sa consommation, mais relever d’une dynamique collective susceptible de construire socialement le désir d’un objet en même temps que sa valeur.

Pourquoi en effet la délectation hédoniste serait-elle plus attachée à la consommation de produits de luxe bourgeois qu’à une consommation aristocratique de plus grand prix, alors qu’elle peut aussi tout aussi bien s’éprouver à travers la consommation de produits courants, ou même gratuits ? Ce n’est pas le plaisir de la consommation qu’il faut interroger, en soi non spécifique à l’objet de luxe, mais le désir de la consommation, matérialisé par la construction de la valeur du produit. L’exemple du parfum est en cela éclairant, puisqu’il présente le cas limite d’un produit qui se dérobe totalement au regard, et dont les caractéristiques ne peuvent se construire qu’en dehors de critères visuels qui pourraient les biaiser. L’appréciation de la différence de qualités passe en effet généralement principalement par la vue, susceptible de gouverner le désir ou le mépris : « [La différence du produit de demi-luxe] avec le produits de “vrai” luxe n’apparaît que faible pour les classes populaires peu capables de voir la différence de matériau ou d’ouvraison, même si elle est évidente pour la haute société qui ne peut le regarder qu’avec mépris1 ». Mais en l’absence de toute éducation véritable du sens de l’odorat dans nos sociétés il semble que pour la grande majorité des consommateurs il ne soit pas réellement possible de discerner olfactivement des qualités, et notamment distinguer les parfums artificiels des parfums naturels. Dans le cas de la parfumerie, si l’on considère le seul critère olfactif, et non le soin porté à la présentation, la différence entre les maisons les plus estimées et celles qui sont susceptibles de relever d’un moindre luxe reposera ainsi principalement sur les prix, et sur l’image de meilleur goût liée à la maison et à ses produits.

Comme le souligne Patrick Verley, c’est ainsi l’approche économique analytique, d’ailleurs privilégiée par les économistes du XIXe siècle, qui permet le mieux d’appréhender la notion de luxe : « Dans nos sociétés modernes le luxe a des proportions infiniment plus modestes, mais il conserve le même caractère : il tend toujours à faire ressortir l’inégalité des conditions2. » Dans la perspective décrite par Thorstein Veblen, cette fonction ostentatoire de la consommation de produits de luxe implique une totale absence d’élasticité de la demande par rapport au prix. Nous ajouterions, au regard de l’exemple du parfum, et en l’absence, donc, de tout référentiel visuel, que cette inélasticité de la demande par rapport au prix se double dans les faits d’une certaine indifférence à la qualité du produit.

La différenciation des marques, et la construction de la valeur des produits apparaissent ainsi comme autant de problématiques particulièrement vivaces dans le contexte économique d’aujourd’hui, auxquelles les parfumeurs du XIXe siècle ont trouvé les réponses qui leur ont permis d’imposer leur image de produits de luxe malgré l’industrialisation du secteur, et de conforter leurs marges. Parce qu’il échappe à tout critère objectif d’évaluation, et qu’il repose sur une culture de l’odorat peu développée, ou du moins peu formée, que seule vient structurer la notion de bon goût, le parfum demeure « inclassable selon une hiérarchie des qualités », pour reprendre la formule de Patrick Verley. Il échappe ainsi à l’opposition classique entre une économie du produit gouvernée par une exigence de qualité, et un impératif industriel tendu vers la production à moindre coût, les deux aspects n’étant pas incompatibles. Pour cette raison, il nous semble que l’exemple du parfum au XIXe siècle invite à repenser les catégories des fondements (et non plus de la construction) de la valeur de l’objet, indépendamment des industries et des époques considérées. S’il présente en effet une utilité, telle que la définit Jean-Baptiste Say : « La production n’est pas une création de matière mais d’utilité », celle-ci est principalement sociale, et en cela elle demeure aussi inestimable, au sens premier du terme. La valeur travail non plus que la valeur d’échange ne fondent de façon opérante la valeur de ces produits. Pour toutes ces raisons qui en font un cas limite, le parfum nous semble un objet d’étude particulièrement intéressant pour interroger les critères du luxe, aux frontières de la matérialité, et contribuer à en fixer les déterminants, de façon transversale, autour de la notion de désirabilité sociale. Si l’environnement a évolué, les problématiques de démocratisation et de construction de la valeur du produit sont ainsi toujours d’actualité dans le secteur de la parfumerie comme dans le cas d’autres industries du luxe. Dans un contexte de saturation du marché de la parfumerie, conjugué aux effets d’une crise intersectorielle, de nouvelles perspectives s’ouvrent à un horizon proche, où les parfumeurs pourraient avoir intérêt à tirer parti des enseignements du passé.

Ainsi, à la rencontre de l’histoire des techniques et de l’histoire sociale et culturelle, et nourri des questionnements propres aux sciences de gestion, notre sujet de la parfumerie au XIXe siècle place les enjeux de la construction du paraître sur des terrains aussi originaux, féconds et vivaces que ceux de l’immatérialité et de l’intime, de la construction de la valeur et de l’ostentation.

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