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Temps et société : les horlogers parisiens (1750-1850)

par Marie-Agnès Dequidt

Thèse de doctorat d’histoire moderne sous la direction de Madame Mireille Touzery

Soutenue le 3 décembre 2010 à l’UPEC devant un jury composé de Mesdames Florence Bourillon (UPEC), Natacha Coquery (Université de Nantes), Nadège Sougy (Université de Neuchâtel) et Monsieur Jean-Marc Olivier (Université de Toulouse 2 –Le Mirail)

Entre 1750 et 1850, Paris est un centre de production horlogère de renommée internationale. Dans un monde qui bouge, dont les mentalités évoluent, l’horlogerie peut être considérée comme un témoin des activités passant de l’artisanat à l’industrie. Le terrain de jeu des horlogers, mécanique et précision technique en tête, est justement celui qui amène le décrochement de l’Europe par rapport aux autres continents en termes de développement. L’étude du temps et l’étude de l’horlogerie, portant sur les hommes qui la conçoivent, qui la fabriquent, qui la vendent mais aussi qui l’achètent, l’utilisent ou la mettent en exergue sur eux ou dans leur demeure, loin d’être anecdotiques, sont donc un maillon essentiel de la compréhension du tournant du xixe siècle.

Le propos de la thèse est d’entrer dans la vie quotidienne des horlogers et de ceux qui utilisent l’horlogerie. Le temps investigué est le temps privé, celui des montres et pendules plutôt que celui des horloges monumentales. Il s’agit alors d’interroger le temps des individus, après avoir étudié ceux qui prêtent leur main à l’horlogerie en portant une attention particulière aux petits et moyens entrepreneurs et consommateurs sans rester dans la sphère des grands. La question principale de la thèse est de savoir si un métier peut avoir un impact sur un concept aussi large que le temps et si les objets peuvent refléter l’appréhension du temps de leur possesseurs.

La thèse commence par un prologue dans lequel les écrits des horlogers, notamment les traités d’horlogerie, permettent de retracer l’histoire de leur métier telle qu’eux-mêmes la rapportent, en suivant l’évolution de leur perception et de leurs propos entre le xviiie et le xixe siècle, allant d’une vision typique d’hommes des Lumières aux déclarations marquées par les expositions qui tendent à promouvoir les nations.

La première partie de la thèse présente des hommes travaillant aux mille et une activités de l’horlogerie, sans oublier le rôle important joué par les femmes. Bien sûr, tous n’ont pas le même statut ni la même implication dans la société. La hiérarchie de la communauté de métier du xviiie siècle est là pour le rappeler, comme, au xixe siècle, la différence entre patrons et ouvriers. Dans une volonté d’être au plus près des hommes dans leur métier, la première source de la thèse est constituée des dossiers de faillite des horlogers déposés aux archives du département de la Seine. Cette source est complétée par le minutier central des notaires parisiens et les registres des maîtrises dans la prévôté de Paris. Le métier des horlogers au xviiie siècle est approché par une étude de l’accession à la maîtrise qui montre que la communauté, malgré ses règles très strictes, reste ouverte à des apports importants de sang neuf et sait supporter une nécessaire adaptation aux différentes évolutions : techniques, sociétales, politiques.

La fracture est nette dans les archives entre le xviiie et le xixe siècles et, pour le début du xixe siècle, ce sont les archives des ministères, notamment la série F12 qui sont très efficaces pour retrouver les traces des créations et abandons de manufactures et d’écoles, mais aussi des mémoires et des demandes d’aides et de secours financier de la part d’horlogers, grands et petits. De plus, l’enquête de la Chambre de Commerce de Paris de 1848 apporte des informations importantes pour situer l’horlogerie dans le monde du travail parisien.

Tous ces éléments permettent de dresser une cartographie des horlogers dans un Paris aux structures mouvantes (découpage en paroisses puis en arrondissements). Sans surprise, les installations des horlogers se déplacent dans cet espace en suivant la progression des autres métiers du luxe : tout d’abord concentrés dans le cœur de Paris et notamment l’Île de la Cité, ils migrent vers le nord-est de la capitale. Leurs activités les amènent par ailleurs à construire des réseaux professionnels à la fois dans Paris avec des métiers connexes (joaillers, ébénistes, bronziers notamment) et à l’international, particulièrement avec le Comté de Neuchâtel et Genève. C’est donc également comme hommes d’affaires que nous découvrons les horlogers au travers de leurs réussites et de leurs faillites dans un monde dans lequel les réseaux de commercialisation sont assez complexes. Se mêlent ainsi achats de pièces, fabrication, achat de montres et pendules toutes faites à des confrères parisiens ou étrangers, ou à des intermédiaires variés (merciers, tapissiers voire des particuliers), réparation, troc, revente. Concurrence, complémentarité, entraide, tout se combine.

Dans la deuxième partie, l’accent est mis plus précisément sur les objets, non seulement en eux-mêmes, mais aussi pour ce qu’ils révèlent de leurs acquéreurs. Ceci se fait autour de trois thèmes. Tout d’abord, l’horlogerie de luxe est examinée. La décoration des montres et pendules les promeut au rang d’objets d’art et les matériaux qui les constituent les classent parmi les objets de luxe. Ainsi, les techniques de décoration sont convoquées, et la montre réunit les savoir-faire des peintres en émaux, des ciseleurs et autres graveurs. Le plus souvent en or ou en argent, elle est ornée de pierres précieuses, notamment de rubis, d’émeraudes, et de perles. Le mot lui-même indique qu’il s’agit d’un objet qui se présente au regard de celui (ou celle) qui la porte, comme au regard de l’autre. Son apparence est donc de toute importance. Quant à la pendule, les bronziers, sculpteurs et autres graveurs s’unissent pour la magnifier. Même lorsque l’horlogerie n’est plus réservée uniquement aux rois et princes, elle reste un marqueur de la position sociale de son propriétaire qui l’exhibe pour afficher son statut. Celui (ou celle) qui porte une montre (et souvent deux), bien en vue, attachée à la ceinture par une châtelaine décorée elle aussi, ou plus tard dans une poche mais en laissant voir une chaîne, preuve de son existence plus cachée, l’utilise rarement pour calculer précisément son temps (après tout, la cloche de l’église la plus proche est suffisante dans la plupart des cas). Pour ce qui est de la pendule, elle est mise en valeur dans les pièces d’apparat, sur la cheminée, accrochée au mur sous forme de cartel ou posée sur un guéridon dédié à cet usage. Là encore, savoir l’heure ne semble pas être le premier but de son possesseur.

Vient ensuite l’horlogerie de précision, qui n’est pas toujours si différente de l’horlogerie de luxe. En effet, montres et pendules présentent alors cette caractéristique d’être à la pointe des techniques de différents domaines. Parce qu’elles sont des instruments de mesure, elles doivent donner l’heure de la façon la plus précise possible afin d’être d’utilité pratique, ce qu’elles font avec une remarquable précision dès le milieu du xviiie siècle. L’horlogerie est alors le reflet des recherches et des avancées théoriques et pratiques les plus pointues en mécanique et requiert à son chevet des spécialistes en frottements, en dilatation des métaux, en calcul géométrique des rouages et autres aspects mathématiques. Cependant, à la différence d’autres instruments de mesure, montres et pendules ne sont pas confinées dans des boîtes à outils ou réservées aux scientifiques. Les horlogers n’abandonnent jamais le côté esthétique de leur production. C’est cette « bivalence » instrument de mesure / objet de parure qui confère une valeur particulière à l’horlogerie. Elle se trouve alors non seulement dans les cabinets de curiosité des grands, mais aussi chez les savants et les scientifiques, astronomes et physiciens en tête, comme chez les navigateurs qui s’en servent pour calculer leur position en mer.

Enfin, l’horlogerie commune contribue à donner accès à un moyen de mesurer les temps à une plus large gamme d’utilisateurs (même si on la connaît moins, faute de la retrouver dans nos musées actuels). Elle est constituée de pièces de seconde main ou fabriquées en métaux moins précieux (cuivre, voire bois pour certaines pendules). Même dans ce cas, l’individualisation des montres et des pendules en items particuliers des inventaires après décès par exemple permet de comprendre que l’objet a une importance qui dépasse son coût et son rôle d’outil de mesure. Transmis de génération en génération, réparé et entretenu avec soin, acheté, vendu, troqué, volé dans une circulation complexe, il porte une charge affective qui va bien au-delà de sa valeur marchande pourtant importante. Il est aussi, entre autres, si ce n’est toujours, rappel que le temps passe et générateur de réflexion sur le temps de façon générale.

Tous ces éléments sont illustrés par l’abondante correspondance d’un horloger – négociant, Noël Héroy. Ses quelque 464 lettres écrites entre septembre 1778 et mai 1781 et conservées aux archives départementales de Seine permettent de mieux comprendre la vie quotidienne d’un homme dans son métier, entre importation, circuits de vente, conditions de paiements, relations entre clients et fournisseurs, et détails techniques, décoratifs et large gamme de produits.

Au terme de cette étude, un métier se dessine dans son environnement particulier : Paris, au tournant des xviiie et xixe siècles. En parallèle se fait jour non pas un mode d’appréhension du temps, mais des formes différentes d’utilisation de l’horlogerie. Si le rapport au temps évolue avec, entre autres, des exigences de précision accrues puis l’uniformisation nationale de l’heure, toute la société n’est pas impactée simultanément et de la même façon. La perception du temps reste une donnée difficilement mesurable en termes statistiques.

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